Rosalie et la sagefemmerie
Le 4e vœu
Rosalie Cadron-Jetté et ses compagnes de communauté ont été des pionnières. En acceptant d’accueillir et de prodiguer des soins à une population marginalisée, les mères célibataires – qu’on appelle « les filles-mères » à cette époque – elles s’engagent à rendre un service inédit. Elles acceptent donc de se former en obstétrique et d’ainsi devenir sages-femmes, assurant ainsi soins compétents et discrétion à leurs protégées. Lorsque les novices (apprenties religieuses) s’engagent par leur profession religieuse, autrement dit lorsqu’elles deviennent officiellement religieuses, elles prononcent généralement trois vœux : elles promettent solennellement de demeurer pauvres, chastes et obéissantes durant toute leur vie en communauté.
Mais le 16 janvier 1848, les Sœurs de Miséricorde, avec Rosalie Cadron-Jetté leur fondatrice, en prononcent un quatrième. Elles s’engagent « à servir les filles et les femmes pauvres dans leurs maladies ». Le mot « maladie » est employé ici au sens de grossesse et d’accouchement, la mentalité puritaine du 19e siècle ne permettant pas de nommer directement les faits se rapportant à l’obstétrique et à la gynécologie. En fait, Rosalie Cadron-Jetté et ses premières compagnes en religion s’engageaient à agir en tant que sages-femmes pour les personnes qu’elles accueillaient. Elles ont donc suivi une formation et ont obtenu leur certificat de sages-femmes.
Conflit entre les sœurs et les étudiants en médecine
Les relations entre les Sœurs de Miséricorde et les étudiants en médecine (appelés au 19e siècle les « clercs-étudiants ») n’étaient pas faciles.
Outre une compétence technique douteuse des étudiants, les religieuses devaient composer avec une certaine inconscience des enjeux éthiques des soins apportés aux mères célibataires accueillies par la communauté de Miséricorde. Les étudiants ne se souciaient aucunement de la discrétion et du respect nécessaires envers les mères célibataires, au grand désespoir des religieuses.
Cette situation délicate a causé de grands malaises dans la communauté des Sœurs de Miséricorde, qui était très soucieuse de protéger l’anonymat des personnes reçues entre leurs murs, en plus de leur donner des soins compétents.
Une lettre de la Mère supérieure Ste Jeanne de Chantal, écrite en 1861, décrit les comportements douteux des étudiants, leurs pratiques incompétentes, leurs comportements abusifs. Cette lettre adressée au secrétaire de Mgr Ignace Bourget, évêque de Montréal de 1840 à 1876, n’a jamais reçu de réponse.
Peu après, la communauté des Sœurs de Miséricorde se faisait interdire la pratique des accouchements et se voyait reléguée à un rôle de soutien par Mgr Bourget, lui-même répondant aux pressions exercées à la fois par le Collège des Médecins et Chirurgiens du Bas-Canada et par ses supérieurs à Rome, siège du Vatican.
Certificat de sage-femme
Durant les années 1840, à la suite de l’accroissement de l’effectif médical, l’attitude des médecins à l’égard des sages-femmes commence à changer. Une loi de 1847 spécifie que dans les villes de Québec, Montréal et Trois-Rivières, les sages-femmes devront prouver leurs capacités devant deux membres licensiés du Collège des Médecins et des Chirurgiens du Bas-Canada. En janvier 1848, la fondatrice Rosalie Cadron-Jetté (Mère de la Nativité) et sept autres religieuses, dont certaines déjà sages-femmes, décident de suivre une formation en obstétrique avec le docteur Eugène-Hercule Trudel, premier médecin de la Maternité Sainte-Pélagie. Elles obtiennent leur certificat de compétence dix-huit mois plus tard, le 12 juillet 1849.
« Montréal 12 juillet 1849
Nous soussignés certifions qu’ayant aujourd’hui examiné la Sœur de la Nativité de la Maternité de Ste Pélagie de Montréal sur l’art des accouchements, nous l’avons trouvée qualifiée pour pratiquer comme sage-femme. »
J.G. Bibaud, m.d.
M.C., M.&C., B.C.
E.H. Trudel, m.d.
M.C., M.&C., B.C.
Les sœurs suivantes ont obtenu le titre de sage-femme le même jour que Sœur de la Nativité, Rosalie Cadron-Jetté, le 12 juillet 1849 :
• Sœur Ste-Béatrix (Lucie Benoît)
• Sœur St-Jean-Chrysostôme (Sophie Desmarêts Raymond)
• Sœur St-Joseph (Justine Filion)
• Sœur St-François-de-Sales (Marguerite Gagnon)
• Sœur Ste-Marie-d’Égypte (Adélaïde Lauzon)
• Sœur Ste-Marie-des-Sept-Douleurs (Lucie Lecourtois)
• Sœur Ste-Jeanne-de-Chantal (Josephte Malo Galipeau)>
Lettre de dénonciation
Rosalie Cadron-Jetté et les Soeurs de Miséricorde avaient à coeur le bien-être et la sécurité de leurs protégées, mères célibataires, filles enceintes et désemparées. Ce souci n’a pas toujours trouvé écho auprès des étudiants en médecine formés en obstétrique dans leur Maison. Voici le texte d’une lettre écrite par la supérieure des Sœurs de Miséricorde, Mère Ste Jeanne de Chantal, dénonçant des pratiques abusives de certains « clercs-médecins ». Cette lettre n’a jamais reçu de réponse.
Lettre adressée à l’abbé J.O. Paré, secrétaire de Mgr Ignace Bourget, évêque de Montréal de 1840 à 1876, le 24 février 1861.
Monsieur,
À l’égard des couches qui se font à la Maternité, je prends la liberté de vous présenter quelques faits qui sont arrivés; vous les détailler serait trop long, je ne vous en citerai que quelques-uns. Dans un cas, où assistaient ma Sœur de la Nativité [nom de religion de la fondatrice Rosalie Cadron-Jetté] et ma Sœur des Sept Douleurs [nom de religion de Lucie Lecourtois], un clerc a fait un examen si long et si fatiguant que la fille est tombée en convulsion; les sœurs l’ont prié de vouloir bien terminer, ce qu’il n’a pas voulu faire; ma sœur des Sept Douleurs est venue me chercher, et ce n’est qu’avec grande peine que j’ai pu le faire cesser, malgré que les convulsions de la fille continuaient toujours; les conséquences en ont été une grande hémorragie qui a failli la faire mourir. D’autres cas semblables sont arrivés et quelqu’unes des filles sont restées avec des infirmités. Les clercs montrent peu d’importance à l’égard des filles, à la naissance de l’enfant, pour l’infirmité qu’elles pourraient contracter; après les avoir plusieurs fois avertis des précautions à prendre, les sœurs ont été obligées de prendre la place de leur main oisive et de faire l’application. Plusieurs clercs ont voulu plusieurs fois faire prendre des remèdes à la malade pour hâter le terme de l’accouchement, et lorsqu’on leur disait que c’était contre les Auteurs [de traités de médecine], ils disaient que plusieurs médecins le faisaient et c’était presque toujours lorsqu’ils étaient fatigués et qu’ils voulaient s’en aller; d’autres leur donner des remèdes pour apaiser leurs douleurs et leur donner par là le temps d’aller se reposer; les sœurs avaient beaucoup de peine à les empêcher de le faire, cela aurait été très contraire à la malade. D’autres, dans des cas difficiles et douloureux, montrent peu de bonne volonté, et ne donnent pas les soins qui sont nécessaires. Ils s’éloignent et même s’endorment et laissent la malade sans aide.
Après un accouchement des plus douloureux où le Docteur avait été obligé d’appliquer les fers, deux clercs en arrière des Docteurs riaient et se moquaient de la malade et de la maladie. Permettez-moi de vous rappeler ce qui est arrivé au Docteur Gasquipy qui devait, il me semble, savoir comment agir dans les accouchements, dans une seule nuit il a été la cause de la mort de deux enfants, et d’une fille, et l’autre fille après avoir souffert horriblement a failli mourir aussi; les deux enfants sont morts sans avoir été ondoyés; il a agi tout le temps malgré les Sœurs.
Maintenant pour les filles, la généralité d’elles disent que si elles eussent su être accouchées par les clercs qu’elles ne seraient jamais venues ici, que les clercs manquent de discrétion dans leurs discours, qu’ils les interrogent sur leur nom. Il est aussi arrivé plusieurs fois que les clercs ont accouché celles qu’ils ont eux-mêmes séduites, que cela a été connu des autres et a causé du désordre dans la salle. Les filles ont quelquefois exposé la vie de leur enfant, pour n’être pas accouchée par les clercs en ne faisant pas connaître à temps leur maladie, ou lorsqu’elles les voient les douleurs cessent par la gêne et par le saisissement, ce qui a causé des accidents. Lorsque les filles reviennent à la salle, elles sont fâchées, et elles murmurent avec les autres, elles disent qu’elles ne peuvent pas croire que des Religieuses les fassent accoucher par des clercs qui ne se gênent pas de les découvrir dans leur paroisse. Plusieurs fois nous avons appris qu’en effet les clercs les avaient déclarées. Une pénitente en arrivant ici a demandé : « une telle fille est venue ici il y a quelques mois ? »; sur la demande : « Comment le savez-vous? », elle a répondu : « c’est le clerc qui l’a accouchée qui l’a dit dans notre paroisse. » Une autre qui était dans une maison de pension où il y avait un clerc qui lui disait de venir ici, et qu’il l’accoucherait lui-même; la fille est venue et le clerc s’est souvent informé si cette fille était accouchée, pour elle elle demandait en grâce de ne pas l’être par lui.
Les Sœurs dans les quêtes des paroisses ont reçu plusieurs fois des plaintes, venant de la part des personnes respectables, que les clercs nomment publiquement et montrent les filles qu’ils ont accouchées ici. De plus que les clercs disent que lorsque les filles sont prêtes à partir, les Sœurs leur disent : « C’est bien ma fille, quand vous aurez besoin de la maison, venez ici. » Un Monsieur Prêtre a dit à une Sœur : « J’avais une fille à vous envoyer, mais je ne l’ai pas fait parce que une que j’avais déjà envoyée a été dévoilée par le clerc qui l’avait accouchée, j’aime autant les garder dans ma paroisse que de faire dépenser de l’argent et ensuite que tout soit déclaré. »
Plusieurs autres Messieurs Prêtres ont témoigné leur surprise et même leur dégoût de voir que les clercs sont admis dans une maison établie disent-ils, pour sauver l’honneur des familles.
Monsieur Berthelet nous a dit, que si le monde savait le commerce qui se passe ici, que personne ne voudrait nous aider, que pour lui, s’il l’eut su, il n’aurait jamais donné la main à Ste Pélagie, qu’il aurait fait ses œuvres ailleurs.
Aucune des Sœurs ne veulent prendre la responsabilité de ce qui en résultera, elles ne veulent rien décider, elles s’en rapporteront à ce que sa Grandeur Monseigneur de Montréal décidera.
J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble servante,
Sr Ste Jeanne de Chantal Sup.
Hospice de la Maternité de Montréal, 24 février 1861